Gueule d’Ange (French Firecracker Bonus)

Une histoire bonus de Firecracker

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Dan

Je n’étais vraiment pas d’humeur à me montrer aimable, ce soir-là.

En règle gĂ©nĂ©rale, ce n’était dĂ©jĂ  pas mon genre â€” je n’avais pas ce don-lĂ . Ni pour parler de la pluie et du beau temps, ni pour dĂ©cocher des sourires et des clins d’œil avec le mĂŞme naturel que les autres. Mais bon, quand je tenais le bar Ă  la taverne, je faisais un effort. Ça faisait partie du job.

Pas ce soir. Flynn, mon patron, était en train de faire ses trucs de couple, mes collègues avaient tous des rancards à droite à gauche, et moi j’étais coincé entre nos clients habituels, des commères incorrigibles, et les nouveaux serveurs que Flynn venait d’embaucher. Autant dire que, comme dirait mon ami Alden, j’étais « ultra-dég ».

Alors sans surprise, lorsqu’un parfait inconnu â€” plutĂ´t beau gosse — s’installa au bar juste en face de moi et essaya d’engager la conversation, je dĂ©cidai de ne pas me laisser faire.

— Belle soirĂ©e, dehors, hein ? fit-il, comme si j’en avais quelque chose Ă  foutre.

Il accompagna sa remarque d’un geste de la main, par-dessus son épaule, comme si j’avais oublié où c’était, dehors.

Je m’affairai à nettoyer un shaker et je fis comme si je n’avais rien entendu.

— Il commence Ă  faire frais, maintenant que le soleil s’est couchĂ©, poursuivit-il d’une voix vaguement rĂŞveuse. Et puis c’est la pleine lune, une belle lune d’automne. On dirait que toute la ville est Ă©claboussĂ©e d’un Ă©clat d’or blanc.

D’or blanc ? Ils lui achetaient quoi comme crayons de couleur, ses parents ?

Je jetai un coup d’œil aux deux filles qui se tenaient à l’extrémité du bar pour m’assurer qu’elles n’avaient pas besoin d’une nouvelle tournée, mais leur verre était encore à moitié plein.

Le type ne sembla pas se rendre compte que je l’ignorais. En tout cas, il s’en foutait.

— Quand je suis passĂ©, tout Ă  l’heure, il y avait une brise sur l’eau qui faisait bruisser les feuilles des arbres, et qui les faisait tomber comme une belle pluie colorĂ©e. C’était magique, soupira-t-il avec dĂ©lice.

Magique ? Il était sérieux, lui ?

Putains de touristes… Je posai le shaker sur l’égouttoir et pris un torchon pour essuyer le comptoir sous les verres des filles avant de les replacer sur deux petites serviettes.

— L’automne est la plus belle saison pour vivre en Nouvelle-Angleterre, tu ne crois pas ?

Je me retins de pousser un grognement de frustration. Ça y est, j’étais méga-dég, il avait réussi à venir à bout de ma patience.

— Non, rĂ©pondis-je d’une voix sèche. Alors, vraiment, non. Et tu sais pourquoi ?

Je levai enfin les yeux vers l’homme, qui me dévisageait comme un cerf pris dans les phares d’une voiture. Il devait avoir plus ou moins mon âge. La vingtaine bien engagée, peut-être un peu plus. Mais avec ses cheveux châtains et brillants, ses pommettes hautes et satinées, ses grands yeux noisette, il aurait aussi pu être sensiblement plus jeune. Franchement, il me faisait même penser à une des créatures de la forêt dans un Disney. Bambi, peut-être. Ou le petit-ami de Bambi, encore plus innocent.

L’homme secoua la tête.

— Non, pourquoi ?

— Parce que dès que les premières feuilles se mettent Ă  tomber, l’informai-je en m’appuyant sur le comptoir pour m’approcher de lui, c’est fini. D’abord, c’est colorĂ©, c’est mignon. Il fait encore doux, assez bon pour se promener au bord de l’eau ou aller faire une randonnĂ©e. Les gens commencent Ă  mettre des Ă©pices partout â€” de la muscade, de la cannelle — et tout se met Ă  sentir la compote de pomme. Mais le truc, c’est que les feuilles continuent de tomber. Et lĂ , t’en as plein le jardin. Elles recouvrent les trottoirs, et ça devient super glissant quand il pleut. Parce que, crois-moi…

Je baissai encore d’un ton, la mine sombre.

— â€¦ Il se met toujours Ă  pleuvoir. Et en un clin d’œil, tous les arbres deviennent squelettiques, et il ne reste plus rien de l’étĂ© ou des douceurs de l’automne, et il se met Ă  faire tellement froid qu’il suffit de penser Ă  faire une randonnĂ©e pour avoir les couilles comme des marrons glacĂ©s. Et la neige se met Ă  tomber, mais genre, par paquets, et t’es coincĂ© chez toi, Ă  ne rien faire, pendant des mois, et des mois, et des mois, jusqu’au printemps. VoilĂ  pourquoi.

C’était peut-être la phrase la plus longue qu’on ait réussi à m’arracher depuis des mois, et j’espérais qu’il l’appréciait à sa juste valeur.

— Oh ! fit-il.

Il Ă©carquilla encore davantage les yeux, dĂ©glutit avec difficultĂ©, et balbutia :

— Ouah. C’est… ouah…

Merde ! VoilĂ . Je m’étais encore comportĂ© comme un sale con. Bien jouĂ©, Dan. C’est pour ça que t’es cĂ©libataire. Tu viens de le rendre tout triste, le copain de Bambi, avec sa gueule d’ange. Je me repris aussitĂ´t :

— Ă‰coute, je suis dĂ©solé…, commençai-je.

Il secoua vivement la tĂŞte, interrompant mes maigres excuses.

— Ă‡a a l’air gĂ©nial !

— Ah bon ? demandai-je.

Il me fit un sourire â€” comme ça, sans raison, sans crier gare — qui illumina son visage, creusa ses joues de petites fossettes, et fit grimper la tempĂ©rature Ă  l’intĂ©rieur de la taverne, chassant les frissons de septembre pour les remplacer par un torride mois de juillet. Je sentis mĂŞme ma pauvre queue, si solitaire, sortir de son terrier.

— Rester Ă  la maison, sans rien faire pendant des mois… ça a l’air merveilleux. Vraiment. Je suis très, très douĂ© pour rester Ă  l’horizontale.

Je clignai des yeux, encore et encore, comme pour faire affluer dans mon cerveau le sang qui était descendu entre mes cuisses et mieux me concentrer sur notre conversation. Lorsque j’y parvins enfin, je fus assailli d’images de ce beau garçon, en train de ne rien faire, allongé sur le tapis devant ma cheminée — ce qui n’arrangeait pas, mais alors pas du tout mon affaire.

Je toussotai, la gorge soudain sèche, et m’efforçai de détourner le regard.

— Bois un coup, lui dis-je, faute de mieux, ignorant autant que possible ses adorables fossettes.

Je ne savais pas si je venais de lui faire une proposition ou de lui donner un ordre, mais Gueule d’Ange ne sembla pas se rendre compte que j’avais soudain perdu l’usage de la parole.

— Avec plaisir ! J’aimerais beaucoup un verre d’hydromel, puisque c’est ce qui a fait la rĂ©putation de cet endroit.

Il leva les yeux vers l’ardoise au-dessus de ma tête et mordilla sa lèvre inférieure alors qu’il étudiait les nombreuses recettes que l’on proposait, comme si sa vie en dépendait. Il secoua longuement la tête.

— Je n’arrive pas Ă  me dĂ©cider. Qu’est-ce que tu en penses ?

J’en pense que tu devrais arrêter de te torturer les lèvres et me laisser t’embrasser à la place.

Cette pensée fit tout dérailler dans ma tête. Je n’avais pas pour habitude de coucher à droite à gauche, encore moins avec les touristes qui venaient s’attrouper au bar de Flynn Honeycutt.

Si je devais être parfaitement honnête, je n’avais pas couché, tout court, depuis des mois, à cause du bref béguin que j’avais développé pour Flynn, plus tôt cet été… et du désastre qui avait suivi, lorsque mon patron, à cran, m’avait enfin avoué qu’il avait toujours été amoureux de son pire ennemi depuis l’enfance, JT Wellbridge.

Et mon abstinence imprévue n’allait pas prendre fin de sitôt.

Gueule d’Ange inclina la tête comme s’il attendait quelque chose, et je me souvins tout à coup qu’il m’avait posé une question.

Sur l’hydromel. À la taverne. Où je travaillais.

Sors-toi la tête du cul, Dan !

Je m’éclaircis la voix, mais les mots dans ma gorge étaient râpeux comme du papier de verre.

— Ă‡a dĂ©pend de ce que tu aimes, rĂ©pondis-je en haussant les Ă©paules.

— Oh, j’aime pas mal de choses, m’assura Gueule d’Ange. Je suis ouvert Ă  tout.

Dès qu’il eut prononcé ces mots, ses joues prirent une jolie couleur rosée.

— Je veux dire… je suis quelqu’un de facile, corrigea-t-il avant de plaquer une main sur ses yeux. Mon Dieu, je ne fais qu’aggraver les choses…

Je me mis Ă  glousser.

Cet homme avait sans doute été envoyé par le dieu des coups d’un soir en personne, pour essayer de me tirer de ma mauvaise humeur. D’ailleurs, je commençais à me demander ce que j’avais contre les touristes, après tout. Il faisait un effort pour engager la conversation, et je devais bien admettre que c’était plutôt agréable de se sentir remarqué. Il s’accrochait à l’espoir de m’arracher un sourire, alors que je m’étais montré aussi désagréable que possible pour le faire fuir.

Et en le voyant rougir ainsi, je me rendis compte que je ne m’étais pas senti aussi bien depuis au moins un mois.

— Aggraver les choses ? demandai-je d’un ton innocent. De mon point de vue, la soirĂ©e commence enfin Ă  ĂŞtre prometteuse.

Gueule d’Ange eut un petit rire et je lui décochai un coup d’œil.

— Je te recommande le Rayon d’Soleil de Honeybridge, ajoutai-je en me tournant pour lui servir un verre. Si ça ne te plaĂ®t pas, on essayera autre chose.

— Merci, rĂ©pondit-il alors que je posais l’hydromel devant lui. Je finirai bien par tous les goĂ»ter, j’imagine, mais je viens d’arriver.

— Ouaip, je m’en doutais. Tu es lĂ  pour le week-end ?

— Pour ce week-end, oui, et probablement beaucoup d’autres. Je viens d’acheter une petite maison au bord du lac, près de Gunter Road.

Ce n’est donc pas un touriste ?

Mon cœur s’emballa sensiblement à cette idée et je passai une main dans ma barbe.

— C’est joli, dans ce coin-lĂ . Qu’est-ce que… qu’est-ce qui t’amène Ă  Honeybridge ?

Gueule d’Ange se fendit d’un nouveau sourire plein de fossettes, assez sexy pour envoyer plusieurs flèches dans mon cœur.

— J’imagine que ce n’est pas la peine que j’en rajoute sur mon amour de l’automne, hein ?

Son humour mordant m’arracha un rire sonore, qui me sembla un peu rauque, éraillé, comme si je n’avais pas utilisé ces muscles depuis bien longtemps.

— Non, et puis, il n’y a pas que ça. J’ai dĂ©cidĂ© rĂ©cemment que j’en avais marre de vivre dans une grande ville, que j’avais besoin de calme et de tranquillitĂ©, poursuivit-il en haussant une de ses minces Ă©paules. Sans parler du fait que le coin est idĂ©al pour faire de la voile.

Je clignai des yeux. Il était intéressé par les bateaux, ce mec ? J’adorais la voile.

J’ouvris la bouche pour renchérir avec une question, mais il porta son verre à ses lèvres et poussa un petit gémissement de plaisir qui me fit complètement disjoncter. Mes pensées s’évanouirent, remplacées par un bruit blanc qui engloutissait tout.

À cet instant précis, un des serveurs, un nouveau, vint passer commande pour une de ses tables, et si une petite partie de moi avait envie de lui sauter à la gorge pour nous avoir interrompus, j’étais surtout reconnaissant d’avoir une opportunité de reprendre mes esprits. Je bandais déjà si fort que ma queue était écrasée contre ma braguette. Si Gueule d’Ange décidait de se montrer encore plus charmant, j’allais me retrouver dans une situation embarrassante — assez pour alimenter les ragots de Honeybridge pendant des années.

Calme-toi, Dan.

Après avoir préparé la commande, je me tournai vers ce bel inconnu qui avait bouleversé ma soirée — et ma mauvaise humeur. Je voulais en savoir plus sur lui. Je voulais tout savoir. Et avant toute chose, je voulais revoir ce sourire solaire.

J’envisageai un instant de lui demander son nom, mais Gueule d’Ange, ça lui allait si bien.

— Et dis-moi, tu bosses dans quoi pour pouvoir dĂ©mĂ©nager Ă  Honeybridge, comme ça, sur un coup de tĂŞte ?

— Houlà ! Ça, je ne sais pas si je devrais te le dire, rĂ©pondit-il solennellement.

Il prit une gorgée d’hydromel et ferma à nouveau les yeux, l’air extasié.

— Ah ouais ?

Un petit sourire bête étira mes lèvres malgré mes efforts pour le cacher.

— Pourquoi, c’est un secret ?

— Non, non, c’est juste que…

Il mordilla Ă  nouveau cette lèvre â€” cette pauvre lèvre pulpeuse — et se pencha par-dessus le bar en m’observant Ă  travers ses longs cils, le visage baissĂ©.

— J’espĂ©rais vaguement t’intĂ©resser, tu vois ? Et si je te dis dans quoi je travaille… tu penseras que je suis le type le plus insipide que tu n’aies jamais rencontrĂ©.

Impossible, avais-je envie de lui répondre. Je ne me souvenais pas avoir un jour rencontré quelqu’un qui me fasse un tel effet.C’était comme si on l’avait placé là, au bon endroit, au bon moment, comme s’il avait été soigneusement façonné, rien que pour moi.

Mais je me gardai bien de lui répondre tout ça à voix haute. Alors, je me contentai de hausser un sourcil, d’un air plein de défi.

— Mon frère est comptable. Et sa femme est commissaire aux comptes. Tu ne pourras jamais faire mieux.

L’homme éclata de rire à nouveau, me régalant d’un autre de ces sourires pleins de fossettes, et je sentis les muscles de mes épaules se détendre. C’était tellement simple de parler avec lui.

J’étais tentĂ© de me laisser assaillir par mes doutes, voire de me mĂ©fier â€” après tout, depuis quand est-ce que des types aussi solaires, aussi sexy, aussi drĂ´les, franchissaient le seuil de cette taverne ? — mais c’était plus fort que moi. Il y avait quelque chose chez lui qui me captivait, qui m’attirait. Il n’y avait rien chez lui que je ne trouvais pas absolument fascinant, et dĂ©sirable, et…

— J’écris des manuels de formation pour des logiciels de gestion de dossiers mĂ©dicaux.

J’éclatai d’un rire sonore.

— Non, sans blague ? Bon, OK, Gueule d’Ange. LĂ , tu gagnes. Ça a l’air horrible ton affaire.

Il me fixa pendant un long moment, un sourire presque dément aux lèvres, puis sembla se souvenir de notre conversation.

— Bon, je dois admettre que ce n’était pas vraiment la carrière dont je rĂŞvais quand j’étais enfant, concĂ©da-t-il, les yeux pĂ©tillants.

Il prit la dernière gorgée de son hydromel et reposa son verre.

— Mais je suis douĂ© dans ce domaine. J’aimerais bien t’y voir, toi, si tu devais captiver ton auditoire en parlant de saisie de donnĂ©es, et de codes de diagnostic, et de…

— Je ne m’y risquerais pas, rĂ©pondis-je en prenant son verre pour le remplir.

Je n’avais pas envie qu’il parte. Pas tout de suite. Peut-être jamais.

— Tu ne fais quand mĂŞme pas que ça de tes journĂ©es, si ?

— Non, non. Je t’ai dit, ma vraie passion, c’est la voile. D’oĂą mon installation Ă  Honeybridge. Je rĂ©pare de vieux cat-boats, rĂ©pondit-il Ă  voix basse.

Comme s’il avouait quelque chose de honteux. Comme s’il n’était pas en train de dire la chose qui aurait pu le rendre encore plus sexy Ă  mes yeux â€” si c’était possible.

— Tu sais ? Ce sont les petits bateaux Ă  voile, Ă  un seul mât, qu’on peut…

— Je sais ce que c’est, un cat-boat, l’interrompis-je. J’ai un Wenaumet Kitten, moi. J’ai pu le sortir sur l’eau le week-end dernier, tiens.

— SĂ©rieux ? fit Gueule d’Ange, bouche bĂ©e, ses beaux yeux noisette pleins d’admiration. Oh, mec. Je comprends mieux pourquoi le changement de saison te dĂ©prime. Mais si tu aimes aussi la restauration de bateaux, tu devrais avoir hâte d’être coincĂ© au chaud, Ă  t’occuper de ton Kitten tant que tu ne peux pas naviguer dessus. C’est ce que j’ai prĂ©vu de faire, en tout cas, vu que je ne connais personne.

— Ben, tu me connais, moi, maintenant, lui rappelai-je, avant de me rendre compte qu’il ne me connaissait pas du tout. Et, euh… Moi, c’est Dan.

— Ravi de te rencontrer, Dan.

Il planta son regard dans le mien, et j’y lus quelque chose de mystérieux, une expression attendrie que je n’osais pas nommer, de peur de donner à mon cœur palpitant une raison de s’emballer encore davantage.

Je détournai le regard, soudain nerveux.

— Je pourrais te prĂ©senter, si tu veux. Flynn, le propriĂ©taire du bar, il connaĂ®t tout le monde dans le coin. Et puis tout le monde vient au moins une fois par semaine, je te jure, c’est un vrai dĂ©filĂ©, ce comptoir.

Gueule d’Ange ne me quitta pas des yeux alors que je me déplaçais derrière le bar pour donner l’addition aux filles d’à côté et nettoyer leurs verres.

— Et toi, alors ? demanda-t-il Ă  voix basse lorsque je revins Ă  lui. Tu connais tout le monde, toi aussi ?

Je voyais bien que sa question était lourde de sens. Il me demandait si mon cœur était à prendre. Et pour lui… il l’était, sans l’ombre d’un doute.

— Ă‡a ne fait pas longtemps que je suis en ville, moi non plus, avouai-je en risquant un coup d’œil dans sa direction. Pas assez longtemps pour avoir nouĂ© quoi que ce soit de sĂ©rieux, en tout cas.

Il hocha la tête et leva à nouveau son verre pour boire les dernières gouttes d’hydromel. Sa langue passa une brève seconde sur ses lèvres.

— Merci pour l’hydromel, en tout cas. C’était dĂ©licieux.

Il sortit son portefeuille et dĂ©posa quelques billets sur le comptoir. Avant que je n’aie eu le temps d’encaisser l’immense dĂ©ception qui me serrait la gorge Ă  l’idĂ©e de le voir partir sans moi, il poursuivit :

— Tu veux passer chez moi, tout Ă  l’heure ? Il fera sans doute trop noir pour te montrer mon ponton et mon atelier, mais je pourrais…

— Ouais, m’empressai-je de rĂ©pondre d’une voix rauque qui nous fit tous les deux sursauter.

Mon cœur était parti au galop. Il était sexy. Il était gentil. Je lui plaisais. Et en quelques minutes de conversation, il était parvenu à rendre le monde plus clément, plus doux, plus lumineux. Il était le printemps incarné.

— Ouais, avec plaisir.

— Je laisserai la porte ouverte.

Il se pencha par-dessus le bar pour tirer un stylo de mon tablier et écrivit son adresse et son numéro de téléphone sur une serviette en papier. Ses grands yeux sombres étaient rivés sur moi lorsqu’il remit le stylo dans ma poche.

— Ne change pas d’avis, dit-il d’une voix ferme, mais imperceptiblement suppliante.

Puis il se leva de son tabouret et disparut.

Je baissai les yeux sur le papier dans ma main. Sous son numéro, il avait écrit les mots « Gueule d’Ange ». Et il les avait soulignés, deux fois.

Je déglutis en secouant la tête, en me demandant comment cette rencontre fortuite avait pu déraper si rapidement, et dépasser à ce point mes espérances. Et où tout ça nous mènerait.

🧨

Clay

J’avais déjà repéré Dan, bien avant cette soirée à la taverne.

Trois semaines auparavant, à la fin de ma première journée à Honeybridge, j’étais passé au marché de Bixby pour faire les quelques courses nécessaires à mon installation. Une pluie diluvienne s’abattait sur la ville, et je m’étais empressé d’entrer dans l’épicerie, frissonnant dans mon imperméable à capuche, en me demandant si même la météo n’essayait pas de donner raison à mes parents, persuadés que je commettais l’erreur de ma vie. Mais qui fait une chose pareille ? Pourquoi abandonner un bel appartement, tout près de ta famille, pour te perdre au milieu de nulle part, dans une ville où tu ne connais personne ? Clay, pourquoi as-tu acheté cette maison sur un coup de tête ?

Après de longues heures à déplacer toutes mes affaires sous la pluie, j’avais commencé à entrevoir la réponse. Qui ferait une chose pareille ? Quelqu’un qui avait davantage confiance en lui, c’était certain. Je commençais déjà à pressentir que cette expérience allait me laisser de graves séquelles.

Mais je m’étais alors retrouvé dans la queue, près des caisses, avec mes courses… et Dan était là.

Il était un peu plus grand que moi, mais plus trapu, avec d’épais cheveux noirs, une barbe, et une chemise à carreaux dont il avait roulé les manches jusqu’aux coudes, dévoilant de puissants avant-bras si finement dessinés que j’avais manqué d’avaler ma langue. Si on m’avait demandé, avant ça, quels étaient mes goûts en matière de mecs, j’aurais répondu que je n’en avais pas, que je n’étais pas quelqu’un de difficile… Mais il s’avérait donc que j’avais bel et bien des préférences. Et mon type de mecs, c’était lui. Tout simplement lui.

Ce n’était pas seulement son apparence qui m’avait frappé. C’était… tout. Son sourire ironique, son attitude vaguement nonchalante, l’énergie nerveuse et la force qui se dégageaient de lui.

Dans son panier, il y avait les courses d’un parfait célibataire — farine d’avoine, bananes, protéine en poudre, condiment à salade, deux plats préparés et un pack de bières artisanales. Mais lorsque Dan avait posé son panier devant le caissier et que ce dernier lui avait demandé sa carte d’identité, il avait eu l’air adorablement désarçonné.

— Brendan, tu me connais quand mĂŞme ? Je te sers ton hydromel tous les samedis soir Ă  la taverne. Je ne pourrais pas vendre de l’alcool si je n’avais pas le droit d’en consommer, avait-il dit en tapotant ses poches. Merde, je ne l’ai pas, ma carte d’identitĂ©. Je n’ai mĂŞme pas mon portefeuille. Je paie toujours avec mon tĂ©lĂ©phone.

— Pas de carte d’identitĂ©, pas de bière, avait rĂ©pondu le jeune homme d’un ton plat. C’est la règle, Dan.

Dan s’était hérissé de frustration, mais à l’instant où je pensais qu’il allait exploser, il avait levé les yeux au ciel avec un soupir exaspéré.

— D’accord, d’accord… Garde-la, ta foutue bière. Pour rappel, j’ai vingt-neuf ans. Putain…

Sans prendre le temps de réfléchir, j’avais sorti ma propre carte d’identité et m’étais approché du caissier.

— Je vais payer pour les bières.

Dan s’était tout juste retourné, les joues rouges de honte.

— Non, non, merci. Je n’ai pas de liquide pour te rembourser. Et puis, s’ils ne veulent pas me la vendre, leur bière, eh bien moi, je n’en veux plus.

Il avait fermement hoché la tête en direction de Brendan, puis il avait payé ses courses et il était parti sans un autre mot.

Je l’avais fixé pendant de longues secondes, et je me souvins avoir souri, touché par l’assurance qui se dégageait de lui. Il n’était pas gêné ni mal à l’aise, ne s’était excusé ni justifié de rien, et il n’avait pas insisté pour parler à un supérieur. Il avait clairement établi ses attentes, et s’y était tenu avec la même fermeté que lorsque j’avais annoncé à ma famille mon départ de Boston pour me bâtir une nouvelle vie à Honeybridge.

Ça ne faisait que quelques heures que j’étais ici, et déjà j’avais l’impression d’avoir trouvé ma place. D’une manière ou d’une autre, cet inconnu du marché m’avait fait ressentir une force en moi dont je ne soupçonnais pas l’existence.

— Monsieur ? Excusez-moi ? Monsieur…, avait fait Brendan en agitant les bras sous mon nez, en dĂ©signant mon panier. Vous payez comment ?

— Pardon, avais-je rĂ©pondu en sentant mes joues s’empourprer, ma carte de crĂ©dit Ă  la main. Je vais aussi prendre la bière.

C’était impulsif. Inexplicable. Après cette brève rencontre, j’avais secrètement nourri l’espoir de retrouver Dan, juste pour le revoir. Seulement voilà, j’étais trop timide pour essayer de le traquer et de lui parler, comme un malade mental. Alors je m’étais efforcé de l’oublier…

Avec un succès relatif. Pendant trois longues semaines, bercé par ma solitude, j’avais laissé la bière au fond du frigo sans oser l’ouvrir.

Et, ce soir-là, je n’avais plus tenu.

Je m’étais promis de ne pas retourner à la taverne pour chercher Dan, mais… il fallait bien que je mange, tout de même, et leur cuisine était réputée dans le coin. Et si la seule place libre au comptoir se trouvait en face de Dan, ce n’était qu’une pure coïncidence. Non ?

À vrai dire, j’étais ébloui, comme un papillon de nuit par une flamme, et toutes les leçons que j’avais durement apprises en m’installant dans le Maine me faisaient pousser des ailes. Sois fort. Sois courageux. Sois audacieux. Arrache à la vie ce que tu désires.

 Ă€ ma grande surprise, cet Ă©lan de bravoure avait payĂ©. Dan allait arriver dans quelques instants. Et il m’avait appelĂ© Gueule d’Ange.

J’essayais de ne pas trop accorder d’importance à ce dernier point, mais alors que je guettais l’heure, au coin du feu, un petit sourire étira mes lèvres, et je me remémorai ce que j’avais ressenti lorsque j’avais été le centre de son attention, à la taverne. J’avais terriblement envie de lui, et, dans ma tête, j’avais déjà dressé la longue liste des choses que j’avais envie de lui faire.

J’avais beau être en train de l’attendre, je sursautai, brutalement tiré de mes fantasmes par le bruit de la porte d’entrée.

— Ah ! Tu es là ?

Dan referma la porte et fit deux pas vers moi, jusqu’à se tenir sur le tapis devant l’âtre, baigné par la lueur orangée du feu.

— Pourquoi tu as l’air si surpris ? demanda-t-il d’une voix veloutĂ©e, presque un grondement. C’est toi qui m’as invitĂ©, non ?

— Oui, tout Ă  fait. Tout Ă  fait. Mais je t’avoue que… je me demandais si tu avais changĂ© d’avis, avouai-je. Tu avais l’air de passer une mauvaise journĂ©e.

Il portait une chemise de flanelle propre et un peu délavée, qui épousait son corps à merveille, et un jean moulant. Lorsqu’il tendit la main vers moi d’un geste hésitant, son regard se planta dans le mien.

— Disons que la soirĂ©e s’est sensiblement amĂ©liorĂ©e quand tu es arrivĂ©, dit-il simplement. Et j’avais trop envie de te revoir pour changer d’avis.

Je souris et pris la main qu’il m’offrait pour m’aider à me lever. Quand nos doigts s’entrelacèrent, mon cœur se mit à battre à tout rompre. Voilà. On y est. C’est vraiment en train de se passer, tout ça.

— Dieu merci, fis-je en souriant. Parce que j’ai envie de toi depuis qu’on s’est rencontrĂ©s au marchĂ© de Bixby.

Dan fronça les sourcils et une petite ride apparut au coin de ses yeux, confirmant mes soupçons. Il ne se souvenait pas de notre première rencontre.

— Au marché ?

Arrache à la vie ce que tu désires.

Je me rassis avec un petit rire, l’attirant entre mes jambes écartées. Son regard s’enflamma d’une lueur vive, et je me sentis tout puissant.

— Le caissier n’avait pas voulu te vendre de bière, lui rappelai-je en glissant une main sous sa chemise pour sentir la peau chaude de son ventre et de ses flancs.

Je ne pouvais pas m’en empêcher. J’avais besoin de le toucher. Je vis ses joues s’empourprer sous sa barbe.

— C’était toi ? Tu avais une capuche, et…

Il secoua la tĂŞte.

— Putain, je suis dĂ©solĂ©. Tu m’as vu pĂ©ter un câble…

Je lui souris.

— On n’en a pas le mĂŞme souvenir, toi et moi. Je t’ai trouvĂ© incroyable, ce jour-lĂ .

Je soulevai un pan de sa chemise et déposai un baiser plein de reconnaissance sur la peau de son abdomen, juste au-dessus de son nombril.

Il prit une grande inspiration et plongea ses mains dans mes cheveux.

— Pas vraiment. Brendan aime bien m’emmerder depuis que je lui ai mis un râteau, un soir Ă  la taverne.

Je hochai la tête. Je comprenais parfaitement en quoi ça pouvait être une expérience bouleversante. Si Dan me repoussait, à cet instant précis, je pourrais me mettre à pleurer.

— Et pourquoi tu lui as mis un râteau ? murmurai-je contre son ventre.

Il frémit, et son frisson se répandit dans mon corps tout entier. Dan semblait avoir de plus en plus de mal à réfléchir et à parler. L’idée qu’il était aussi excité que moi me donnait le vertige. C’était beaucoup plus simple, finalement, d’arracher à la vie ce que je désirais ; surtout quand la vie me l’offrait sur un plateau d’argent.

— Brendan… ce n’est pas le genre de type qui me fait de l’effet, parvint-il Ă  articuler.

— Ah, vraiment ?

Je fis glisser mes doigts jusqu’à ses tétons, sans jamais le quitter des yeux.

— Et c’est quoi, le genre de type qui te fait de l’effet ?

— Apparemment, les gens rĂ©solument enthousiastes, rĂ©pondit-il en esquissant un sourire taquin.

Il passa la pulpe de son pouce sur la commissure de mes lèvres.

— Les amoureux de l’automne avec un beau sourire et de grands yeux noisette. Et une putain de fossette, lĂ , sur la joue. J’ai un faible pour les fossettes.

J’en ai de la chance. Un soulagement étourdissant me parcourut, et je me fendis d’un plus grand sourire.

— C’est mignon, murmura-t-il. Tu sais, toute la soirĂ©e, je t’ai appelĂ© Gueule d’Ange dans ma tĂŞte.

Il fit une petite moue, et mon cœur fit un bond dans ma poitrine.

— Il est peut-ĂŞtre temps que je te demande ton nom. Tu ne me l’as pas dit Ă  la taverne.

Je sentis mes joues s’enflammer. Ah oui, c’est vrai !

— Clay. Je m’appelle Clay.

— Clay…, rĂ©pĂ©ta-t-il en caressant ma joue, comme s’il imprimait ce mot dans sa mĂ©moire.

Je dĂ©glutis avec difficultĂ©, obnubilĂ© par sa prĂ©sence, tout près de moi, et j’avouai d’une petite voix :

— Mais j’aime bien que tu m’appelles Gueule d’Ange.

Il eut un petit rire.

— Ă‡a me va très bien.

Je léchai la ligne de poils qui disparaissait sous l’élastique de son pantalon.

— J’ai envie de toi. Ça fait trois semaines que j’ai envie de toi. Et tout Ă  l’heure, tu… tu n’avais pas l’air intĂ©ressĂ©, au dĂ©but…

— Oh, j’étais très intĂ©ressĂ©, dit-il d’une voix rauque. Un peu trop, mĂŞme.

— Tu ne m’as mĂŞme pas remarquĂ©, rĂ©pondis-je d’un ton moqueur.

— Un inconnu qui entre dans mon bar et se met Ă  parler de feuilles mortes et de rayons de lune ? Si, si… je te garantis que je t’ai remarquĂ©.

Il pouffa de rire.

— Tu n’avais pas l’air spĂ©cialement… aimable.

Dan s’approcha davantage, et je remarquai la bosse qui pressait contre sa braguette. Sublime.

— Aimable ? Non, confirma-t-il dans un grondement. Et des fois… je mords.

J’ouvris le bouton et la fermeture Éclair de sa braguette avant de faire glisser son pantalon et son boxer sur ses cuisses, révélant une queue parfaite, et des couilles épaisses.

— Ă‡a ne me dĂ©range pas, moi, les morsures, avouai-je Ă  voix basse en me penchant vers lui pour inhaler son odeur.

Dan prit mon visage entre ses mains.

— J’ai tellement envie de toi, lĂ , c’est dingue. Ça me donne presque envie de rire. Comment est-ce que j’ai pu avoir autant de chance ? De me retrouver avec un type comme toi, alors que j’étais de si mauvais poil ? J’ai vraiment Ă©tĂ© con, tout Ă  l’heure. Je suis dĂ©solĂ©.

Puis il m’embrassa, et je fus piégé dans ce genre de moment, où le temps même semblait s’interrompre, dans un souffle, dans un frisson. Il avait sur ses lèvres un goût tendre, sucré, et sembla hésiter un bref instant avant de céder ; alors, le baiser devint avide.

Je le saisis par le col et l’attirai plus près, toujours plus près, dévorant sa bouche comme si c’était ma seule chance de le conquérir. Et j’espérais du fond du cœur que ce n’était pas le cas. J’avais besoin de plus, toujours plus.

Les sons qui s’échappaient de sa gorge me prirent de court et déclenchèrent en moi un incendie inattendu. Je pensais qu’on allait juste coucher ensemble. Que j’allais l’appâter chez moi, partager avec lui une nuit de connexion, de sexe, et peut-être d’amitié. Mais ça ? Ce qu’on était en train de vivre ? C’était bien au-delà. Magnétique. Bouleversant.

Addictif.

— Viens dans mon lit, lui dis-je en arrachant le reste de ses vĂŞtements.

Je me levai sans jamais rompre le contact entre nos lèvres et le fis reculer à tâtons jusqu’à ma chambre avant de le pousser sur mon matelas.

— Ne bouge pas.

Je voulais le voir, l’admirer pendant que je me déshabillais. Si je détournais le regard, ne serait-ce qu’un instant, j’avais peur qu’il disparaisse. C’était trop beau pour être vrai, tout ça.

— Tu vas me baiser ? demanda-t-il dans un souffle.

Ma queue était à l’étroit dans mon jean. Je retirai mes vêtements aussi vite que possible — sans perdre l’équilibre et tomber, bite la première, sur ce pauvre homme.

— C’est ce que tu veux ?

Ça m’allait très bien d’alterner, moi, mais je n’étais que rarement actif. La plupart des types avec qui j’avais couché semblaient s’attendre à ce que je sois passif. Et c’était étrangement émouvant que ce ne soit pas son cas.

Dan hocha la tĂŞte et prit une grande inspiration.

— Ouais. Ouais, ça me plairait beaucoup. Et j’ai envie de te sucer, aussi. Et j’ai envie de te baiser, aussi. Mais…

Je retirai mes derniers vêtements et grimpai sur le lit, au-dessus de lui, déposant de longs baisers partout où mes lèvres pouvaient se poser.

— Mais quoi ?

Il eut soudain l’air tétanisé par la timidité.

— Mais d’abord je… je veux t’embrasser. Encore.

Je me redressai jusqu’à ce que mon nez frôle le sien. Avec une lenteur infinie, je l’effleurai de mes lèvres, puis de la pointe de ma langue, jusqu’à ce que son souffle devienne frémissant.

— Tu vas tout changer dans ma vie, toi, pas vrai ? murmura-t-il contre ma joue.

Je souris avant de prendre le lobe de son oreille dans ma bouche, en prenant tout mon temps.

— Je te promets d’essayer en tout cas. Si tu veux bien.

Il tourna son beau visage pour accueillir mes lèvres contre les siennes.

À cet instant précis, contre Dan, dans ses bras, dans mon lit, à Honeybridge, j’avais enfin trouvé ma place.

Et j’étais prêt à y rester pour un bon bout de temps.

Nous espérons que vous avez apprécié la courte histoire bonus de Firecracker !

L’histoire de Reagan Mr. Important arrive bientĂ´t ! Vous pouvez dĂ©sormais le prĂ©-commander en anglais !