Rourke et Ty

Bonus pour Virgin Flyer

Rourke

Il ne fallut pas grand-chose pour que mon ami Jack parvienne à me convaincre de venir à la soirée Quiz qu’il organisait chez lui. Il venait d’acheter une maison avec Teo, et ils voulaient sans doute combiner leur pendaison de crémaillère avec le Nouvel An. Difficile de leur en vouloir. J’avais eu ma dose de fêtes costard-champagne à travers la ville, dans les plus beaux lofts de New York, et quelque part j’avais vraiment hâte d’une soirée un peu moins formelle et plus confortable, entouré de mes amis.

Dans un sens, j’étais très fatigué, aussi. J’avais voyagé dans plus d’une centaine de villes l’année précédente, pour donner des conférences et dédicacer mon livre. Quand on me demandait pourquoi je laissais mon agent saturer mon agenda de la sorte, je répondais toujours par un sourire et une version un peu édulcorée de la vérité. J’adorais parler de mon histoire. C’était important, pour moi, surtout auprès des enfants et des adolescents.

La vérité crue, elle, je ne la partageais avec personne en dehors de mon psy. J’étais seul. Très seul. Et j’étais terrifié à l’idée de finir seul pour le restant de mes jours. Samar m’avait bien sûr mis en garde, il m’avait expliqué que ce genre d’attitude me pousserait à me comporter comme un connard (selon ses mots, pas les miens), parce qu’il était bien entendu plus facile de repousser les gens que de faire face au rejet et à l’idée que personne ne voudrait de moi. Il avait raison.

Ça ne m’empêchait pas de me comporter comme un connard.

— Tu ne vas quand même pas porter ça ?! me demanda mon domestique en levant un sourcil lorsque je fis irruption dans la cuisine pour chercher le champagne dans le frigo.

Peter se sentait obligé de contrôler chaque aspect de ma vie, mais je n’étais pas sûr de pouvoir survivre cinq minutes sans lui. Et j’étais absolument certain de ne pas en avoir envie. S’il y avait bien un avantage à avoir autant d’argent, c’était de s’épargner le tracas de faire ses courses dans un putain de fauteuil roulant. Peter s’occupait de tous les détails irritants de ma vie. Il préparait mes valises pour chacun de mes voyages et les défaisait à mon retour, il attrapait les objets rangés trop haut sur des étagères, et de manière générale, il anticipait chacun de mes besoins pour simplifier un peu ma vie trop chargée.

Enfin, il se permettait au passage de micro-manager mes choix vestimentaires.

— L’ambiance sera décontractée, ce soir, lui rappelai-je.

— Décontractée au point d’arriver en pyjama ?

Je baissai les yeux sur le jean délavé et du pull bleu marine assez ample que je portais. Mon haut était flambant neuf.

— Moi je trouve que ça me va bien… commençai-je avant de marquer une pause. Non ?

Je n’attendis même pas sa réponse.

— Oh, et puis merde. Je m’en fous de ce que tu penses. Je n’y vais pas pour impressionner qui que ce soit. C’est une soirée quiz, bordel. Au moins, je ne suis pas en survêt’, comme tout à l’heure. Et puis, j’ai pris une douche.

Il me détailla de la tête aux pieds d’un air circonspect.

— Tu ne t’es pas rasé.

Je levai les mains d’un geste impuissant.

— Je suis en fauteuil roulant. Tout est dix fois plus difficile pour moi. Tu pourrais me plaindre au lieu de juger, raaah !

Nous avions eu cette faute dispute tant de fois que je ne pus finir ma phrase avant d’éclater de rire. Peter, mieux que quiconque, savait que jamais je n’utiliserais mon handicap pour me trouver des excuses. J’étais plutôt du genre à insister, têtu comme une mule, à faire les choses à la dure. Juste histoire de prouver que j’en étais capable. Il m’avait fallu des années de thérapie avec Samar pour l’admettre, mais j’avais encore du mal à demander de l’aide autour de moi, sauf à Peter et à sa femme Casey quand elle venait nous rendre visite.

Peter termina de ranger la vaisselle propre et me dit, par-dessus son épaule :

— J’ai une glacière déjà prête avec le champagne et un cadeau pour la pendaison de crémaillère.

— Je leur ai acheté un cadeau ?

Il opina doctement.

— Tu leur as acheté un bon d’achat pour un bidet amovible.

Je fixai sa nuque, à présent qu’il me tournait le dos, incrédule.

— J’ai acheté… attends quoi ?!

— C’est une extension que tu fixes à tes toilettes et qui…

— Arrête, grondai-je. Je sais très bien ce que c’est, un bidet amovible. Mais pourquoi je leur…

— Roh, je plaisante. Tu leur as acheté une belle photographie de Goose Bay, là où ils se sont plus ou moins rencontrés. Un beau coucher de soleil au-dessus de l’eau.

— Putain, je suis vraiment quelqu’un d’attentionné, répondis-je en souriant.

Il se tourna à moitié avec un rictus.

— C’est clair. Et moi je mérite une augmentation.

Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire.

— Je crois que tu l’as eue il y a trois mois, ton augmentation.

— Il n’est jamais trop tôt pour planifier la suivante, rétorqua-t-il avec un haussement d’épaules.

— Petit con, va, murmurai-je à voix basse. Enfin, merci. Tu es le meilleur. Mais tu le savais déjà, ça, non ?

— Ouaip !

Il se tourna et m’aida à rassembler mes affaires avant de m’accompagner jusqu’à la voiture qui m’attendait en bas.

En arrivant chez Teo et Jack, je remarquai aussitôt à quel point la maison était accueillante et chaleureuse de l’extérieur. Certes, ce n’était pas le grand luxe, mais tout était bien rangé et bien entretenu. Ils avaient suspendu des branches de sapin et des couronnes de houx dans lesquelles scintillaient des guirlandes lumineuses. Le paillasson nous disait « Un pilote et une personne normale vivent ici ». À l’intérieur, tout était douillet et coloré, une touche qui, j’en étais à peu près sûr, venait davantage de Teo que de Jack.

Je me sentis aussitôt chez moi, et en voyant qu’au milieu de toutes les assises dépareillées qu’on avait installées en cercle dans le salon, il y avait une place facilement accessible pour mon fauteuil roulant, je fus soudain même un peu ému.

— Tu es pile à l’heure. Entre ! Mets-toi à l’aise, me dit Jack en prenant mon manteau et mon chapeau. Tee a dit que tu…

Je n’entendis pas le reste de sa phrase.

Car sur le sofa, confortablement installé avec un chat roulé en boule sur les genoux, il y avait un homme que j’aurais reconnu entre mille. Un homme que j’avais vu à une de mes conférences, au moins un an auparavant, mais dont je n’avais jamais oublié le regard tendre. Il était venu me remercier après l’événement. Il m’avait dit que c’était ce genre d’histoires qui changeaient les choses. Que grâce à moi, tout un tas d’ados LGBTQ avaient un exemple à suivre et un modèle à admirer. Je me souvenais clairement avoir pouffé de rire et lui avoir répondu que mon histoire était plutôt une sorte de mise en garde, un exemple à ne pas suivre. Mais je voyais ce qu’il voulait dire. C’était bien ça, au fond, qui me motivait à faire ce travail.

Lorsqu’il croisa mon regard, il resta bouche bée. Il m’avait reconnu, ça ne faisait pas le moindre doute. Je lui adressai un sourire hésitant avant de me diriger vers lui. Il se leva et fit un pas dans ma direction, puis sembla se rendre compte de la différence de taille que son geste venait de causer. Alors il fit le petit numéro habituel, à s’asseoir et à se lever par intermittence, avant de grimacer et de lever les mains d’un geste impuissant.

— Je suis horriblement maladroit. Ravi de vous rencontrer.

Il tendit sa main. Son beau visage était rouge de honte, et dans le creux de ma poitrine, quelque chose vacilla.

Je restai là, cloué, sous le choc. Car ma tête bourdonnait d’une idée qui venait de jaillir, comme un coup de tonnerre dans un ciel d’été. Cet homme. Nous étions voués à être ensemble.

Ty

Imaginez un peu ce que ça fait, de rencontrer la personne qu’on admire le plus au monde – et qu’on désire secrètement. Et d’oublier son nom. Enfin, si seulement c’était le pire…

— Moi c’est Ty. Ty Nosen, un petit-ami de Jack.

Merde !

— Enfin, non ! Pas un petit-ami de Jack, haha ! Je voulais dire un ami. Enfin, j’étais son petit-ami, mais c’était il y a… il y a très longtemps. Ça n’a plus aucune importance.

— Ouah, merci, marmonna Jack en me tendant un verre. Moi aussi, je t’aime, mon lapin.

Je l’ignorai pour mieux me concentrer sur la tombe que j’étais en train de me creuser.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Il a… il a Teo, lui. Qui me fait toujours penser à Scott Baio. Ce qui est dommage, parce que c’est un type un peu bizarre, et plutôt conservateur. Bref, quelqu’un de super désagréable, quoi.

Je me rendis compte que l’homme devant moi aurait aussi bien pu avoir des idées conservatrices, lui aussi, et je n’avais pas envie de l’offenser.

— Enfin, il n’y a pas de mal à ça, hein ?

Il écarquilla légèrement les yeux et se mit à sourire.

— Ah vraiment ?

— Merde ! Vous êtes… vous êtes…

Il tenait toujours ma main.

— Ravi de te revoir. Je suis ravi de te revoir. Tu peux me tutoyer.

Sa voix était riche et grave, comme dans mes souvenirs. Elle était restée gravée dans mon esprit après les conférences que j’avais vues et les podcasts que j’avais écoutés.

— Oui, c’est moi.

Oh mon dieu, tuez-moi.

Il sourit de plus belle et des fossettes apparurent.

— Tu es vraiment adorable. Tu te souviens de mon nom ?

Pff ! Bien sûr. Comment aurais-je pu oublier le nom de l’homme que j’avais épousé cent fois dans mes rêves ? J’ouvris la bouche pour lui répondre et… aucun son ne sortit de ma gorge.

Il éclata de rire.

— Bon, une chose est sûre, je ne veux pas finir dans la même équipe que toi pour la partie de ce soir.

Son regard pétillait par-dessus le bord du verre qu’il venait de prendre de mes mains pour prendre une gorgée.

— Rourke Wagner, m’exclamai-je d’une voix étranglée. Le Rourke Wagner !

Rourke manqua de recracher sa gorgée et éclata de rire.

— Tu vas rentrer avec moi, ce soir. Tu en as conscience, j’espère ?

Je ne savais pas s’il plaisantait ou non, mais j’opinai malgré tout. Il valait mieux prendre le risque d’avoir tort et d’en subir l’humiliation que d’avoir raison et de ne pas saisir sa chance.

— O… oui.

Il me rendit mon verre et nos deux mains restèrent posées un instant, l’une sur l’autre. J’étais piégé dans son regard.

— Tant mieux.

Le reste de la soirée se déroula comme dans un rêve. Je me souvenais avoir répondu Picasso quand on m’avait demandé le nom d’un obscur artiste allemand, puis Docteur Pepper à une question sur l’inventeur des vaccins. Mon équipe m’avait interdit de participer et collé de corvée boisson. Ça me convenait très bien. J’avais adoré chaque seconde passée à côté de Rourke Wagner, à anticiper chacun de ses petits désirs. Une petite partie de moi s’attachait même à cette image, un peu absurde, où je m’agenouillerais à côté de lui et poserais ma tête sur ses genoux, comme un fidèle labrador. J’aurais fait n’importe quoi pour rendre sa vie plus facile.

Alors que minuit approchait, Jack alluma la télé pour voir les feux d’artifice de New York. Je fus pris d’un léger vertige. Être célibataire à minuit, un soir de Nouvel An, ce n’était pas bien grave. Mais c’était une vraie torture d’être dans la même pièce que Rourke et ne pas pouvoir célébrer l’événement comme il se doit. Avec ses lèvres. Et ma langue.

Pendant les dix dernières secondes du compte à rebours, il sembla avoir disparu. Je décidai de débarrasser des verres sales et des assiettes dans la cuisine. Une fois devant l’évier, je posai mes mains à plat sur le plan de travail et fermai les yeux de toutes mes forces. Il plaisantait, c’était certain. Il ne voulait pas vraiment rentrer avec moi. Il était sans doute déjà parti, peut-être dans l’espoir d’échapper à la traditionnelle gêne des célibataires de minuit.

— J’espère que tu n’essaies pas de me fuir, me dit sa voix, veloutée et grave, juste dans mon dos.

Je me retournai et découvris Rourke, dont l’expression était un savant mélange de provocation et d’insécurité. Mon cœur bourdonnait comme un bocal plein d’abeilles.

— J’essaie de fuir la… la perspective d’être rejeté, avouai-je à voix basse.

Il prit ma main, à l’instant où des cris de célébration emplissaient la pièce voisine. Je m’approchai de lui et m’accroupis pour être plus près de lui.

— Viens, rentre avec moi. S’il te plaît.

Ses yeux étaient presque suppliants, derrière ce masque d’assurance. Je voyais la faille dans cette armure qu’il portait en public. Elle le rendait d’autant plus réel, à mes yeux. Il ressemblait moins à l’homme parfait qui pouvait parler devant des milliers de personnes, avec aplomb, sans hésiter, de sa tentative de suicide quand il était adolescent, de son échec, de la vie en fauteuil roulant que cette erreur lui avait valu. Il était connu pour sa capacité à rire de son destin, à expliquer par des plaisanteries que pour ses crimes (être un jeune gay, victime de harcèlement) il avait été en somme condamné à la chaise électrique. Il avait dédié toute sa vie pour faire découvrir aux enfants des alternatives au suicide.

Comment avais-je pu penser une seule seconde que celui qu’il était, ce garçon anxieux et solitaire, avait pu disparaître derrière l’homme talentueux qu’il était devenu ?

— Oui, dis-je aussitôt, pour dissiper le moindre doute. Et si mes vœux se réalisent, pour le Nouvel An, ce n’est pas la seule nuit que l’on passera ensemble.

Le regard de Rourke pétilla de surprise et il me gratifia d’un sourire détendu et heureux.

— Putain, merci mon dieu. Maintenant, embrasse-moi, mon beau.

Et c’est ce que je fis. Pour la première fois, mais de très loin, pas la dernière.